lundi 28 mai 2012

La gestion de projet : peut mieux faire

La gestion de projet n’est pas un problème technique mais un enjeu stratégique. Son but n’est pas de produire du code dans de bonnes conditions mais de gérer efficacement des investissements conséquents. Il est pour cela nécessaire de s’assurer que les projets développés reflètent une stratégie et que celle-ci est conforme à celle de l’entreprise. Généralement, les enjeux sont importants et ils vont nettement au-delà des seuls coûts de réalisation des furures applications.
Pour cette raison il est nécessaire de prendre en compte l’ensemble de l’investissement : les matériels, les progiciels, les développements spécifiques, l’évolution de l’organisation, la formation,… Au niveau global de la France le montant de ces investissements est compris entre 40 et 50 milliards d’euros. C’est une somme conséquente. Ce montant représente la moitié du total des dépenses informatiques. Même si on ne s’intéresse qu’aux seuls développements, ce qui est une vision restrictive des projets, c’est un montant de l’ordre de 20 milliards d’euros.
Les investissements informatiques représentent un poste de dépenses important. Le total des investissements des entreprises et des administrations est en France de l’ordre de 265 milliards d’euros par an ([1]). Les investissements informatiques représentent entre 15 % et 20 % du total des investissements. C’est un indicateur stratégique car ces investissements ont un impact important sur la rentabilité et l’efficacité des entreprises. C’est aussi un important facteur de croissance économique. Curieusement le montant des investissements informatiques est généralement ignoré aussi bien par l’INSEE, que par le Gartner, IDC, PAC,… Comme on le voit l’enjeu de la gestion de projet est considérable.  
Un exercice difficile
Pendant les premières années d’utilisation de l’informatique personne ne parlait de la gestion de projet. On réalisait une application, on assurait un démarrage ou on effectuait un lancement. Personne ne parlait de projet et encore moins de gestion de projet. Après de nombreuses péripéties, à la fin des années soixante, on a pris conscience que la méthode de développement utilisée appelée : « code and fix » avait des limites. Cette méthode de développement spontanée était risquée quand que les opérations devenaient un peu complexes et il était alors difficile de tenir dans les délais prévus. Plus les développements étaient importants plus le risque de dérive était élevé.
Partant de ces constatations certains ont eu l’idée de s’inspirer des techniques de gestion des projets utilisées dans les secteurs de l’ingéniéring, du bâtiment et des travaux publics. Cette innovation a eu lieu au cours d’une conférence de l’OTAN sur le Software Engineering qui s’est tenue à Garmisch en Allemagne en octobre 1968. L’objectif était d’arriver à mieux contrôler les opérations informatiques afin de mieux les piloter.
La généralisation de cette nouvelle approche s’est progressivement faite au cours des années soixante-dix et quatre-vingt. Il a fallu de l’ordre de vingt ans pour que les techniques de gestion de projet se diffusent et se mettent en place. Il faut se rappeler qu’il y avait à cette époque de fortes réticences à la généralisation de ces techniques. On se plaignait de la lourdeur de la démarche, de ses coûts, des contraintes imposées, de l’excès de formalisme, de dérives méthodologiques,… Ceci explique la lenteur de leur diffusion. 
Depuis 1994 la référence est le rapport Chaos Computer du Standish Group
Pendant longtemps on annonçait que les budgets des projets informatiques dérivaient dans des proportions importantes. Les pourcentages de dérives avancés étaient de 100 %, de 200 %, voire de 300 % étaient évoqués. On évoquait souvent le facteur π entre le budget d’origine et les dépenses réelles. L’absence de statistiques fiables permettait toutes les exagérations.
Depuis 1994 le Standish Group effectue une enquête tous les deux ans qui mesure le taux de réussite et d’échec des projets informatiques portant à chaque fois sur 5.000 à 10.000 projets. C’est devenu la référence en matière de gestion de projet.

Evolution des principaux indicateurs suivis par le Standish Group

Ces enquêtes à répétitions ont permis de dégager quatre tendances de longue durée :
·       Augmentation du taux de réussite des projets. En 1994 seulement 16 % des projets réussissaient dans les budgets et les délais prévus. C’était une situation insatisfaisante. Depuis des efforts importants ont été effectués. Seize ans plus tard le taux de réussite a doublé pour arriver à 32 %. En gros le taux de réussite des projets a augmenté de 1 % par an au cours de la période. Cela montre que les efforts effectués dans le domaine de la gestion de projet ont été payants mais c’est un processus assez lent.
·       Réduction du nombre de projets arrêtés avant d’être arrivés à leur terme. Il est normal qu’il y ait des échecs mais le taux de 31 % constaté en 1994 était inquiétant. Il était le signe d’une fragilité indiscutable. On est arrivé seize ans plus tard à 24 % et même en dessous si on considère les résultats des années 2002 à 2006. En effet en 2002 on était arrivé à 15 % mais ensuite le taux d’échec est remonté à 24 %. C’est un résultat positif mais il reste encore des progrès importants à réaliser.
·       Tendance à la réduction du nombre de projets dérivants. Simultanément on note une baisse significative du nombre de projets connaissant une dérive. En seize ans ils sont passés de 53 % à 44 %. C’est une baisse intéressante mais la probabilité de dérive reste encore trop élevée.
·       Diminution de la dérive des projets à problème. La dérive moyenne est de 40 %. Elle concerne aussi bien la charge, les coûts ou les délais. C’est encore trop élevé mais c’est un pourcentage moins fort que les pourcentages souvent annoncés. C’est la preuve d’une meilleure maîtrise des projets.
Ces quatre chiffres permettent d’apprécier l’impact de la gestion de projet. Mais la démarche du Standish Group s’arrête là. Elle n’explique pas la ou les causes des phénomènes observés. Si les ratios sont bons, tant mieux, s’ils se dégradent, on ne peut que constater. Dans ces conditions les entreprises ont du mal à déterminer la manière efficace de mettre en œuvre la gestion de projet. 
Une initiative intéressante : l’Observatoire des projets stratégiques
Pour améliorer la qualité des projets il est nécessaire d’analyser les causes des fragilités observées. Il est pour cela nécessaire de les identifier et ensuite de mettre en place des programmes d’action permettant d’améliorer de manière significative la probabilité de réussir les projets. Pour cela un cabinet de conseil : Daylight et deux organismes universitaires : l’ENSIIE (Ecole Nationale Supérieur d’Informatique pour l’Industrie et l’Entreprise) et l’IAE de Lille ([2]), ont eu l’excellente idée de lancer une enquête approfondie sur la pratique de la gestion de projet des entreprises françaises.
Ils ont lancé ensemble le programme Aurore afin de mieux comprendre l’impact des différentes mesures possibles sur la réussite des projets. L’objectif est de :
·       Déterminer l’impact des mesures permettant de mieux maîtriser les projets.
·       Identifier les facteurs déterminants la réussite des projets.
·       Mesurer l’influence des facteurs humains sur les projets, notamment les compétences des personnes et leur aptitude au commandement.
L’observation montre qu’il existe une forte corrélation entre les moyens mis en œuvre par les entreprises et le niveau de réussite des projets. Pour cela un modèle empirique a été conçu et il a été validé sur la base des observations effectuées. Cela fait la deuxième année que cette enquête a été réalisé et le rapport vient d’être publié ([3]). Toutes les informations concernant cette enquête sont disponibles sur le site de l’observatoire.
Le questionnaire est consultable sur le site de l’observatoire. De même le rapport de l’enquête2011 est téléchargeable.
Quelques constats simples
Le rapport fait apparaître quelques faits significatifs. D’abord le taux de réussite des projets confirme les chiffres du Standish Group : « 47% des répondants estiment que plus de la moitié de leurs projets réussissent ». C’est la bonne nouvelle. La mauvaise est que : « le taux d’échec des projets reste élevé ». 26 % des répondants déclarent que : « plus de la moitié de leurs projets dérapent de plus de 15% en termes de coûts, de délais ou de périmètre ». La formulation est un peu complexe mais elle montre que le taux de réussite des projets est lié aux caractéristiques de l’entreprise. Certaines maîtrisent mieux leurs projets alors que d’autres rencontrent plus de difficultés.
Autres faits significatifs :
·       Toutes les entreprises font de la gestion de projet, du moins toutes celles ayant participées à l’enquête. C’est une activité parfaitement identifiée, mais avec des acceptions assez différentes d’une entreprise à l’autre. Les méthodes citées sont MCP, SDMS, Prince2, RUP, RAD, SCRUM,….
·       30 % des entreprises ont une démarche de gestion de projet formalisée et elle est réellement mise en œuvre. C’est pas mal, mais on note que 46 % des entreprises n’ont pas de référentiel ou si elles en ont un, il n’est pas obligatoire de l’utiliser et sa mise en œuvre est laissée à l’initiative des chefs de projets.
·       Les projets stratégiques sont particulièrement fragiles : 55% des entreprises estiment qu’entre 16% et 50% des projets de ce type sont abandonnés en cours de route.
·       Pour gérer un projet il est nécessaire de disposer d’un « système d’information projet ». Or, un quart des entreprises n’en ont pas et la moitié disposent d’outils hétérogènes : seul 20 % des entreprises ont des tableaux de bord de projet et seuls 9 % des entreprises ont réellement des outils collaboratifs permettant de faciliter la réalisation des projets.
·       Plus étonnant seulement 43 % des entreprises évaluent de manière prévisionnelles les coûts des projets et seuls 9 %  établissent un « business case » complet. Ce n’est pas brillant mais cela montre qu’il existe une marge de progrès importante et assez facile à mettre en œuvre.
·       Ceci est peut-être dû au fait que seul un tiers des entreprises considèrent que la fonction de chef de projet est un métier à part entière. Pour 21 % des DSI et 47 % pour des maîtrises d’ouvrage ce n’est pas une fonction permanente mais un rôle temporaire. Seul 39 % des DSI et 13 % hors DSI prennent en compte les besoins de formation des chefs de projets.
·       Autre faiblesse : 62 % des entreprises n’ont pas de structure permanente dédiée au support des projets type PMO. Lorsqu’elles existent, elles ont pour but de renforcer la méthodologie (42 %), mettre en place une gestion de portefeuille de projets (35 %) et assurer la planification des opérations (31 %). Cette structure a très rarement un rôle de capitalisation des connaissances.
·       Ce fait est confirmé par le fait que plus de la moitié des entreprises n’ont pas d’évaluation des projets terminés. Il est dans ces conditions très difficile de bénéficier des leçons de l’expérience.
·       41 % des entreprises effectuent des analyses de risques liés aux projets. C’est intéressant. De plus que 35 % effectuent des études de risques ponctuelles. Seulement 21 % des entreprises ne font aucune étude de risques. 
Ces chiffres montrent que les entreprises ont prises conscience de l’importance de la gestion de projet mais ils font apparaître qu’elles peuvent encore effectuer des progrès importants afin d’arriver à un niveau de maturité satisfaisante.
Deux enseignements fondamentaux
L’enquête fait apparaître deux résultats importants qui font clairement apparaître les axes de progrès en matière de gestion de projets :
·       Le taux de réussite des projets dépend fortement des moyens mis en œuvre. Lorsque les processus de gestion de projet ont atteint un niveau de maturité suffisant et lrs entreprises ont mis en place des moyens sérieux, on constate alors un taux de réussite des projets élevé. Les entreprises ayant des structures de gestion de projet ont une capacité élevée à réussir leurs projets et en particulier ceux à enjeux stratégiques. Au contraire les entreprises ayant peu ou pas de structure de gestion de projet souffrent d’un taux d’abandon élevé des projets et ont une forte tendance à voir leurs projets déraper.
·       Il existe une forte corrélation entre la capacité des entreprises à détecter rapidement les problèmes critiques et le taux de réussite des projets. 50 % des entreprises détectent précocement les problèmes qui peuvent survenir dans le cours du projet notamment concernant les coûts, les délais, et le périmètre fonctionnel. Ce délai est inférieur à la semaine. Elles peuvent ainsi rapidement remonter l’alerte au bon niveau de décision. Les entreprises peu réactives, c’est-à-dire réagissant en plus de deux semaines, sont moins performantes et ont un taux important d’abandon des projets.
Ces constatations montrent que pour améliorer le taux de réussite des projets il est nécessaire d’améliorer les processus de gestion de projet et notamment de mettre en place une structure permanente d’aide aux chefs de projets. Il est aussi important de renforcer la réactivité des équipes projet en remontant très rapidement le constat d’éventuels dérives au niveau nécessaire pour que la bonne décision soit rapidement prise.
Mieux comprendre la fragilité des projets
Les projets informatiques sont fragiles. Ils ont une forte tendance à dériver avec un allongement des délais, une majoration des budgets ou une augmentation des fonctions prises en compte. Pour éviter ces situations il est nécessaire d’isoler leurs causes et de déterminer les actions à entreprendre pour les éviter. Dans ces conditions les constatations et les analyses faites par l’Observatoire des projets stratégiques permettent d’orienter les politiques à mettre en œuvre.
L’objectif est d’améliorer le taux de réussite des projets. Pour y arriver il est nécessaire de réduire le taux d’échec des projets qui est encore trop élevé. Mais l’essentiel des gains est surtout lié à la limitation du nombre de projets qui dérivent et à la réduction de l’importance des dérives (délai, charge, coûts, fonctions). Il existe une longue liste de mesures envisageables. Grâce aux constatations faites il est possible de choisir les mesures les plus efficaces comme :
·       la mise en place d’un référentiel de gestion de projet,
·       la définition du rôle du chef de projet,
·       la mise en place d’unités d’appuis type PMO,
·       une formation adaptée des responsables,
·       la création d’un système d’information des projets,
·       la gestion efficace des alertes,
·      
Ces différentes mesures doivent permettre d’améliorer de manière significative l’efficacité et la qualité de la gestion des projets informatiques.

[1] - Les investissements se composent de 193 milliards d’euros des entreprises non-financières, 12 milliards d’euros pour les entreprises financières et 59 milliards d’euros pour les administrations publiques.
[2] - Cet organisme est le seul à former en France au niveau master à la gestion de projet.
[3] - La troisième enquête vient d’être lancée. Le questionnaire est disponible à l’adresse : http://www.observatoireprojets.org/survey/index.php?sid=42894&from=CPB