mardi 23 juin 2015

Et avec ça Docteur, vous croyez qu’on sera sauvé ?

Parfois on rencontre des rapprochements de dates curieux. Le 18 Juin 2015 Manuel Valls, Axelle Lemaire et Emanuel Macron ont présenté la "Stratégie Numérique du Gouvernement" à l'occasion de la remise du rapport du CNNum établi à la suite de la "grande concertation sur le numérique" lancé à l'automne dernier. Le rapport porte le nom de "l’Ambition Numérique" ([1]). Annoncé le 18 Juin, 75 ans après le discours de Londres on pouvait s'attendre à de grandes ambitions du type "On a perdu une bataille mais on n'a pas perdu la guerre". Comme on va le voir il y a une certaine distance entre les grandes ambitions annoncées et les mesures effectivement proposées.

La situation de la France n'est pas brillante

Comme nous l'avons vu récemment, (voir le message du mercredi 10 juin 2015 sur ce blog : "Le classement informatique du World Economic Forum 2015 : La France perd une place" ) la France est à la traîne du classement des pays développés en matière de numérique, d’Internet et de TIC. Elle se trouve en 26ème position en compagnie de la Belgique, de l'Irlande, du Portugal et de Malte, loin derrière la Grande-Bretagne et l'Allemagne et à une année-lumière de deux champions exæquo : Singapour et de la Finlande.
A l'origine du rapport « Ambition Numérique » il y a la demande du 1er Ministre de lancer une grande consultation pour faire prendre conscience du retard français en ce domaine et demander aux personnes compétentes et avisées les mesures à prendre. C'est indiscutablement une bonne idée.

Un rapport bien sous tous rapport

L'affaire a été confiée au CNNum qui venait d'être renouvelé et doté d'un nouveau dirigeant : Benoît Thieulin. Ils ont organisés à travers toute la France 70 ateliers sur les sujets les plus divers. 1.300 personnes ont participé à ces séances. Le site Web de l'opération a reçu 17.678 contributions. 
Cela s'est traduit par un rapport de 398 pages abordant de nombreux sujets concernant le numérique. Le rapport "Ambition Numérique" est disponible en ligne en format PDF. 
Il se compose de quatre grandes parties appelés volets dotées de titres ronflants  :
       « Loyauté et liberté dans un espace numérique en commun »
       « Vers une nouvelle conception de l’action publique : ouverture, innovation, participation »
       « Mettre en mouvement la croissance française : vers une économie de l'innovation »
       « Solidarité, équité, émancipation : enjeux d'une société numérique »
Chaque partie, après une courte présentation du domaine, détail un certain nombre de propositions. Au total il y en a 70.
Couverture du rapport Ambition Numérique
Pour résumer le contenu de ces domaines le mieux est de citer in extenso leur présentation pages 26 et 27 du rapport :
       "Le premier volet, intitulé “Loyauté et liberté dans un espace numérique en commun” veut fixer un cadre juridique pour assurer les droits individuels et collectifs des consommateurs et des citoyens dans la société numérique. Les relations des acteurs numériques entre eux et avec les utilisateurs doivent être régulées afin d’assurer la constitution d’un environnement loyal et ouvert et de garantir le respect des droits humains dans le monde numérique. La gouvernance d’Internet doit sortir de sa technicité pour devenir un objet politique à part entière".
       "Le deuxième volet, intitulé “Vers une nouvelle conception de l’action publique : ouverture, innovation, participation” insiste sur la nécessité pour la puissance publique de mettre à profit le numérique pour repenser ses missions et ses modes d’intervention, en promouvant une culture de l’innovation ouverte et en renouvelant la conception des politiques et des services publics".
       "Le troisième volet, intitulé “Mettre en avant la croissance française : vers une économie de l’innovation” a pour objectif de promouvoir une économie audacieuse et créative qui permette d’augmenter la compétitivité des acteurs numériques français. Il s’agit donc de soutenir le tissu numérique français en facilitant le financement de l’innovation, en élaborant une véritable stratégie industrielle française relative au numérique ainsi qu’en menant une politique d’attractivité à différentes échelles. "
       "Le quatrième volet, intitulé “Solidarité, équité, émancipation : enjeux d’une société numérique”, s’engage à repenser les champs fondamentaux du vivre ensemble - santé, éducation, citoyenneté, communs - tout en esquissant les premiers contours de chantiers auxquels il nous faudra collectivement nous confronter dans les années à venir - travail, justice, nouveaux modèles de protection sociale…à l’heure du numérique."
Comme on le voit le domaine couvert est vaste. Mais est-ce que les 70 mesures proposées permettrons de combler le retard français constaté année après année par le World Economic Forum ?

La traduction gouvernementale du rapport « Ambition Numérique »

Il est probable que le gouvernement, un peu perdu dans les 398 pages du rapport et ses 70 propositions, a choisi de présenter un document court de 28 pages appelé "Stratégie Numérique du Gouvernement". Il est consultable en cliquant ici.  C'est une liseuse où, lorsqu'on tourne les pages on droit à un joli « slurp » du plus bel effet. Il est aussi possible de télécharger le texte en format PDF
Curieusement ce document de stratégie commence par un : "Edito du Premier Ministre". Voilà Manuel Valls devenu rédacteur en chef ! En quelques lignes il définit la stratégie du gouvernement en matière de numérique et, plus généralement, dans le domaine des TIC :
"Cette stratégie vise à faire de la France une République numérique, fondée sur 4 piliers :
       la Liberté d’innover : nous devons libérer tout le potentiel du numérique pour lui permettre de jouer pleinement son rôle de moteur de la croissance ;
       l’Égalité des droits, pour protéger encore davantage les citoyens et leurs données personnelles ;
       la Fraternité d’un numérique accessible à tous les Français, quels que soient leur âge, leur lieu de vie, leurs revenus ;
       l’Exemplarité d’un État qui se modernise en accomplissant la transformation numérique de son administration pour un meilleur service au public."
Liberté, Égalité et Fraternité. ... Cela rappelle quelque chose. Quelle drôle d'idée ! On est pas loin de « Aux armes citoyens ». Comme si la République était menacée ! Surement une idée d’une agence de communication car tout le monde connaît la devise de la République ! Après tout , peu importe, c’est de l’emballage, ce qui compte c'est la liste des mesures qui seront prises.

Couverture du plan : Stratégie Numérique du Gouvernement
Un plan en 14 mesures

Au-delà de ces curieuses formulations le gouvernement présente 14 mesures :
"1 - Soutenir la montée en puissance et l’ouverture à l’international de la « French Tech »
2 - Promouvoir une économie de la donnée en créant la notion de données d’intérêt général
3 - Créer une véritable alliance autour de l’innovation ouverte en encourageant la coopération
entre entreprises traditionnelles et startups
4 - Organiser la transition numérique des TPE-PME
5 - Favoriser une science ouverte par la libre diffusion des publications et des données de
la recherche
6 - Sud(s) et Numérique(s) : accompagner la révolution technologique dans les pays du Sud
7 - Plan de transition numérique dans le bâtiment : promouvoir la « maquette numérique »
8 - Réguler les plateformes pour protéger les utilisateurs sans brider l’innovation
9 - Renforcer la médiation numérique pour accompagner son usage par les particuliers
10 - Déployer le plan numérique pour l’éducation
11 - Développer les « startups d’État » pour produire du service public autrement
12 - Déployer le plan médecine du futur
13 - Ouvrir l’« Emploi Store », un bouquet de services pour les demandeurs d’emploi
14 - Lancer la « Grande École du Numérique"

Quelques commentaires s’imposent

Pour les apprécier quelques mots de commentaire :
1.      Soutenir la montée en puissance et l’ouverture à l’international de la « French Tech ». Il s'agit de renforcer le dispositif d'aide aux startups en renforçant la présence d'une Agence du numérique chargée de les aider par une présence accrue à l’international.
2.      Promouvoir une économie de la donnée en créant la notion de données d’intérêt général. L'objectif de cette mesure est de renforcer l'Open Data en prouvant des "données d'intérêt général" en incitant les acteurs publics et privés à mettre ces informations en commun tout en garantissant la confidentialité. Ce sont des objectifs un peu contradictoire : une bien curieuse gymnastique.
3.      Créer une véritable alliance autour de l’innovation ouverte en encourageant la coopération entre entreprises traditionnelles et startups. Le gouvernement veut inciter à la coopération entre les grands groupes et les PME dynamiques en garantissant l'application de bonnes pratiques. Cette idée est intéressante, faut-il encore s'assurer que les acteurs concernés sont effectivement intéressés et sont prêts à jouer le jeu.
4.      Organiser la transition numérique des TPE-PME. C'est un vrai problème même si l'enjeu économique est faible. Par contre la solution proposée est dérisoire : "élaborer  un cahier des charges pour que les acteurs du numérique développent des produits numériques adaptés aux besoins des TPE-PME et des PME". Ce n’est pas très sérieux.
5.      Favoriser une science ouverte par la libre diffusion des publications et des données de la recherche. Il s'agit de mettre aux chercheurs de publier sur le Web des articles sans passer par le contrôle d'un comité de lecture. Il existe aux USA le site SSRN, Social Science Research Network, avec un stock de plus de 600.000 articles. On peut faire le "French Research Network". Mais ce n'est rien par rapport à Scholar Google. Peut-on encore lui faire concurrence ?
6.      Sud(s) et Numérique(s) : accompagner la révolution technologique dans les pays du Sud. L'idée d'aider les pays en voie de développement est excellente. Faudrait il encore que nous soyons en avance ! Malheureusement nous ne sommes que 26ème, pas loin de pays du Sud.
7.      Plan de transition numérique dans le bâtiment : promouvoir la « maquette numérique ». C'est une excellente idée mais, on le sait bien le secteur de la construction n'est pas parmi les plus dynamiques. Un comité de pilotage a été mis en place avec un organisme technique en appui. Espérons que cela marche et donne des résultats.
8.      Réguler les plateformes pour protéger les utilisateurs sans brider l’innovation. Il est nécessaire d'adapter la législation sur la protection des consommateurs dans l’environnement Internet et de renforcer l'action de la Direction de la Concurrence. C’est bien mais ses effets se manifestent à long terme.
9.      Renforcer la médiation numérique pour accompagner son usage par les particuliers. La médiation numérique consiste avoir 10.000 lieux ouverts à tous les publics où les enfants et les personnes âgées trouveront des jeunes gens compétents et disponibles. Une partie de ces lieux existent. Mais quel sera leur impact ?
10.   Déployer le plan numérique pour l’éducation. Ce programme d'un milliard d'euros sur trois ans a déjà été annoncé. Dès la rentrée 2015 on a annoncé que 200 collèges et 340 écoles seront équipées ou rééquipées. Les professeurs seront formées de façon à les aider à transformer leurs pratiques pédagogiques. Ce n'est que le nième plan d'informatisation de l’Education Nationale. Espérons qu’il produira des effets positifs.
11.   Développer les « startups d’État » pour produire du service public autrement. Comme il est très difficile de développer des applications originales dans le cadre de l'administration des petites équipes, rattachées au Secrétariat Général à la Modernisation, seront chargées de ces développements. Une approche intéressante.
12.   Déployer le plan médecine du futur. Dans le cadre des 34 plans de la Nouvelle France Industrielle 3 plans concernent la santé. Le but est d'offrir une médecine personnalisée dans le cadre des soins quotidiens. Un comité de pilotage est chargé d'élaborer une feuille de route. A voir.
13.   Ouvrir l’« Emploi Store », un bouquet de services pour les demandeurs d’emploi. Il s'agit de quatre plateformes gérées par Pôle Emploi de façon à aider les chômeurs à choisir un métier et trouver un emploi. Intéressant mais est-ce que cela sera suffisant pour diminuer le taux de chômage ?
14.   Lancer la « Grande École du Numérique". Il ne s'agit pas d'une grande école capable de former les 3.000 à 4.000 informaticiens du niveau ingénieur Bac + 5 par an qui manquent mais de lancer 50 centres de formation orientées vers des jeunes sans formation. C'est la généralisation de l'initiative de Xavier Noël de l'école 42 qui forme déjà 800 jeunes par an sur une durée de trois ans. C’est bien mais c’est loin d’être suffisant.
Tout cela est intéressant mais est-ce que cela va permettre un développement rapide du numérique et plus généralement des TIC ?

Est-ce que cela sera suffisant ?

Une stratégie est un ensemble de mesures permettant de mobiliser les ressources et les compétences autour de quelques grandes orientations. Pour qu'une stratégie soit efficace il est de bonne pratique de commencer par un audit mettant en avant les points forts, les points faibles, les menaces et les opportunités. Il permet de dégager les objectifs. Les mesures permettent de lancer les actions sont ensuite choisies pour leur effet d'entraînement.
Manifestement on n'a pas procédé de cette façon. Manuel Valls a demandé au CNNum un rapport concernant un vaste domaine basé sur une large consultation. Parmi les nombreuses propositions 14 ont été choisies. On peut dans ces conditions se demander si ces 14 mesures auront l'effet mobilisateur attendu et entraîneront le processus de développement espère ? On peut en douter. En effet ce sont de nombreuses petites mesures. Aucune n'est suffisamment parlante pour mobiliser l'opinion publique ni même celles des professionnelles concernées.
Il est probable que le choix de ces mesures est le résultat du processus de travail adopté. Cette consultation nationale a été une sorte de gigantesque boîte à idées. Sont sorties de cette gigantesque collecte les mesures qu'un certain nombre de gens pouvaient accepter ou du moins celles n'entraînant pas trop de réaction d'hostilité.
Si César avait demandé l'avis de tous les centurions et de tous les soldats de l'armée romaine il est probable qu'il n'aurait jamais conquis la Gaule. En effet une stratégie est une construction intellectuelle permettant d'agir pour faire changer la situation. Elle exprime la vision du commandement. Dans le cas de la guerre l'objectif est de vaincre l'ennemi. Dans le cas d'une entreprise l'objectif est de gagner des parts de marché. Dans celui d'une situation comme celle de la France qui a la volonté de corriger son retard en matière numérique et d'une manière plus générale sa faiblesse dans le domaine des TIC il s'agit de corriger les points faibles, et ils sont nombreux, en se basant sur les points forts, qui, hélas, sont peu nombreux.
Or cette construction n'a pas pu être. En effet il manque dans la démarche un diagnostic préalable solide. Faute de cette base on a ramassé quelques mesures qui étaient déjà dans le "pipeline", on l'a complète par quelques annonces sympathiques, on l'a emballé d'un terme qui ne veut rien dire : "la république numérique" et on a ajouté un ruban avec la devise : « liberté, égalité, fraternité ». C'est un peu léger.
A l'automne une loi sur le numérique va permettre de concrétiser cette stratégie. Elle sera consultable sur un site Web dès la fin du mois de juin et sur ce site de simples citoyens comme vous et moi pourront donner leur avis et même proposer des amendements. Je sens que sur le front du numérique l’été sera chaud. 





[1] - Pour la petite histoire cette présentation a eu lieu à la Gaieté Lyrique, le palais de l'opérette. Elle n’a pas eu lieu en souvenir de Jacques Offenbach et de la Belle Hélène mais tout simplement parce que cette salle est devenue un centre culturel dédié aux arts numériques depuis 2011.

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